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INTERVIEW - Audrey Chapot - Les dessous du patrimoine vivant

INTERVIEW - Audrey Chapot - Les dessous du patrimoine vivant

Bonjour Audrey, pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a conduit à écrire 'Kouablé, sculpteur au service de son art' ?

Je suis anthropologue et tradipraticienne. J'ai profité de la mutation professionnelle de mon conjoint en Côte d'Ivoire pour investiguer sur ces cultures. Je souhaitais aussi aborder le sujet de l'art depuis longtemps. Sur place, ce fut simplement la magie des rencontres, et une succession de bonnes circonstances que j'ai saisies. La communauté des Gouros m'a très rapidement acceptée et accueillie. Sans connaitre mes activités professionnelles, l'un d'eux, le sculpteur Kouablé me demanda si je ne pouvais pas sauver son art en écrivant un livre. Je lui en ai fait la promesse.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué chez Kouablé et les membres de la Fézadamci lors de vos rencontres en Côte d'Ivoire ?

Beaucoup d'éléments m'ont beaucoup marqué. Ils peuvent tous se résumer, me semble-t-il, par l'effet "boite de Pandore". Les artisans sont à la fois soutenus et ficelés par la communauté et par de multiples enjeux politiques et financiers qui les dépassent mais dont ils sont conscients. Il parait impossible de "simplement" préserver et valoriser les artisanats pour ce qu'ils sont. Chaque acte débouche sur des conséquences périlleuses, que ce soit une dépendance financière, un soutien politique, une modification des marqueurs culturels et ethniques des objets créés et vendus. Les effets dépassent inévitablement les artisans et orientent le devenir de leur culture. Ils en sont partiellement responsables dans un contexte toujours plus complexe.

Votre livre aborde les dangers de l'instrumentalisation des patrimoines culturels. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets que vous avez observés pendant votre recherche ?

J'ai donné de très nombreux exemples d'appauvrissement ou d'instrumentalisation des patrimoines culturels, alors que le potentiel, les volontés et les savoir-faire des artisans et villageois sont très vivaces!
Ce qui se joue simultanément, et de manière très positive, c'est la diversification du patrimoine vivant. Il s'étoffe de multiples tendances émergeantes. Certains patrimoines restent fidèles à la tradition, et d'autres jouent à hybrider ou à créer de nouveaux courants. L'exemple des masques est frappant: les masques vendus aux touristes et étrangers sont presque tous des mélanges ethniques pour plaire à l'oeil occidental, peaufinés de patines afin de donner l'illusion d'une ancienneté, d'une "authenticité locale"; ils n'ont rien à voir avec les masques sculptés pour les danses et les cérémonies dans les villages. Il s'agit de deux catégories bien distinctes.

Comment pensez-vous que l'art et les traditions vivantes peuvent être préservés sans les figer, notamment dans un contexte de mondialisation croissante ?

C'est justement l'enjeu de l'UNESCO que j'approfondis aussi dans l'ouvrage, puisque le zaouli, l'une des danses de masque de la communauté Gouro, est classée au patrimoine mondial immatériel. Je crois en la diversification des patrimoines, avec l'honnêteté de filiation. Les cultures sont vivantes, les contextes évoluent et les activités et productions humaines ne résistent qu'en s'adaptant (à quelques exceptions près). Maintenir la version originale est tout aussi important que de proposer des adaptations et des émergences. Toutes sont valables et ont leur place, à condition de ne pas faire passer une version récente pour l'authentique d'origine.

Vous mentionnez que Kouablé a appris la sculpture en rêve. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'importance de la spiritualité et des rêves dans la pratique artistique en pays gouro ?

En Afrique de l'Ouest, l'animisme est partout présent: quasiment tout le monde considère que divers esprits vivent autour et avec eux; ils échangent et contractualisent aussi ensemble. J'ai récolté plusieurs témoignages d'artistes, guérisseurs et sorciers indiquant recevoir leur fonction et parfois même leurs connaissance et savoir-faire en rêves. Kouablé est l'un d'eux. Son père lui avait interdit de sculpter alors qu'il était enfant, mais sa lignée de sculpteur a rompu cette interdiction en rêve, l'obligeant à renoncer à la vie citadine qu'il avait débutée.

Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels font face les sculpteurs et artistes locaux comme Kouablé pour vivre de leur art tout en préservant l'authenticité de leurs traditions ?

Le défi principal est l'accès aux matières premières (de plus en plus onéreuses et éloignées des villages) et la difficulté de subvenir aux besoins du quotidien avec des revenus insuffisants et irréguliers.
La seconde difficulté, qui découle directement de la première, est celle de transmettre aux jeunes générations sans moyens suffisants pour vivre le temps du compagnonnage.
Le troisième défi est commun à toutes les cultures, et l'ouvrage offre un effet miroir des enjeux du patrimoine vivant pour l'Europe aussi. Les artisanats et les arts participent à la fabrique de la mémoire et du futur des civilisations. Ils constituent une sorte d'ossature identitaire tout à fait malléable. En cela, ils sont partiellement et inévitablement responsables de la mémoire identitaire collective. Nous avons tous un rôle à jouer pour prendre la mesure de cette responsabilité et soutenir les orientations qui nous importent.

Quels conseils donneriez-vous aux acteurs culturels et aux acheteurs pour soutenir de manière éthique et respectueuse les patrimoines vivants et les arts traditionnels ?

Je parlerais plus volontiers de vigilance. C'est un aspect important que je mets en avant et décode dans l'ouvrage, en donnant quelques clés. Trop souvent, les acheteurs d'objet (tout aussi valable avec les denrées alimentaires ou cosmétiques d'ailleurs), croient soutenir et valoriser des artisans et savoir-faire alors qu'ils entretiennent des effets pervers qui diluent les patrimoines et appauvrissent les artisans. En effet, ce secteur marchand, dans les pays d'origine ou exportés, n'échappe pas aux habituels usages marketing et intermédiaires gourmands. Il s'agit de ne pas être dupe et de questionner les dessous des discours avant de s'engager.

Pour en savoir plus : https://www.audreychapot.com/

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