Interview de Virginie Lamien de Yalorisha : L’écriture comme rituel : renouer avec la mémoire des ancêtres

Bonjour Virginie Lamien, en tant que Yalorisha, comment votre pratique spirituelle influence-t-elle votre approche de l’écriture comme rituel pour renouer avec la mémoire des ancêtres ?

L'écriture n'est pas venue avant ma pratique spirituelle. C'est l'inverse.
Quand je suis entrée dans le terreiro, ce n'était pas pour devenir auteure, mais pour comprendre d'où je venais. La transmission orale dans le culte des Orishas m'a appris que certaines vérités ne s'expliquent pas – elles se racontent, se murmurent, se chantent. L'écriture est devenue mon prolongement de cette transmission.
Namata, dont je raconte l'histoire dans mon premier livre, aurait pu rester une silhouette anonyme parmi tant d'autres femmes africaines arrachées à leur terre. Mais son parcours incarnait quelque chose de plus vaste : toutes ces femmes qui ont dû reconstruire leur spiritualité dans des terres hostiles.
Ce que la pratique spirituelle m'a appris, c'est que l'écriture n'est pas là pour "expliquer". Elle ouvre un espace où le lecteur peut rencontrer ces ancêtres comme des présences vivantes. Chaque mot devient une offrande – pas au sens religieux, mais au sens de ce qu'on offre pour que l'autre puisse recevoir.

Pourriez-vous expliquer comment l'écriture rituelle peut aider à transmettre et à préserver les histoires et les traditions héritées de nos ancêtres ?

Je vais commencer par une vérité qui dérange : l'écriture trahit toujours un peu l'oral. Dans le chamanisme afro-brésilien, la transmission se fait de bouche à oreille, avec une chaleur que l'écrit ne capturera jamais.
Alors pourquoi écrire ? Parce que l'oubli avance plus vite que jamais. Les derniers détenteurs de certaines histoires disparaissent. Les diasporas s'éparpillent. Face à cela, l'écriture devient un acte de résistance – imparfait, mais nécessaire.
Quand j'ai travaillé sur Marie Laveau, cette prêtresse vaudou de La Nouvelle-Orléans, j'ai dû accepter qu'une partie de son histoire m'échapperait toujours. Les archives coloniales mentent, minimisent. Mais en croisant les sources, en lisant entre les lignes, j'ai pu reconstituer une part de vérité. Pas LA vérité absolue – une part. C'est déjà immense.
L'écriture rituelle, c'est accepter cette humilité. Ce n'est pas écrire "sur" nos ancêtres comme des objets d'étude, mais "avec" eux.

Quels sont les défis majeurs que vous rencontrez dans l'intégration des rituels d'écriture dans une pratique contemporaine tout en honorant les traditions anciennes ?

Le premier défi, c'est la langue. Comment nommer les Orixas en français sans perdre leur puissance ? "Divinités africaines" sonne académique. "Esprits" réduit leur dimension cosmique. J'ai appris à jongler entre l'accessibilité et la justesse, sachant que chaque choix trahit un peu.
Le deuxième, c'est d'échapper à l'exotisme. Beaucoup attendent du "folklore" ou du mysticisme de pacotille. Quand je parle de Candomblé, certains lecteurs veulent du spectaculaire. Mais la vraie spiritualité, c'est souvent plus quotidien, plus organique que ce qu'ils imaginent.
Et puis il y a la question de la légitimité : qui a le droit de raconter quoi ? J'écris sur des traditions qui ont été pillées, caricaturées, interdites. Je porte une double responsabilité : être fidèle à la tradition tout en la rendant vivante pour un lectorat contemporain qui n'y connaît rien.

Pouvez-vous partager une expérience personnelle où l'écriture rituelle vous a permis de vous reconnecter avec votre propre héritage culturel ou familial ?

J'ai écrit un texte qui s'appelle "3 balles + 1" pour le projet collectif "Le jour où je me suis choisie" chez Mindset Éditions. C'est l'histoire de ma mère qui a reçu trois balles dans le corps, tirées par son compagnon violent. Et de comment, contre toute attente, elle a survécu.
Pendant des années, j'avais fui cette femme. Je lui en voulais d'avoir toujours choisi des hommes violents, d'avoir reproduit les schémas toxiques. J'étais partie pour ne pas devenir elle.
Mais en écrivant ce texte, quelque chose s'est débloqué.
J'ai dû reconstituer le fil : ma mère reproduisait ce qu'elle avait vécu enfant. Ma grand-mère avait choisi le silence pour que ses enfants puissent manger. Et moi-même, j'avais vécu la soumission chimique sans même pouvoir le nommer pendant vingt ans.
L'écriture m'a forcée à regarder en face ce pattern intergénérationnel. Ce n'était pas "juste" l'histoire de ma mère. C'était l'histoire de toutes les femmes de ma lignée qui avaient survécu comme elles pouvaient.
Ce texte est devenu un pont. Entre ma mère et moi. Entre les générations. Entre le silence et la parole.
En l'écrivant, j'ai compris que je ne pouvais pas juger ma mère sans comprendre d'où elle venait. Et que je ne pouvais pas me comprendre moi-même sans reconnaître que nous étions toutes les deux des survivantes.
C'est ça, la reconstruction familiale par l'écriture. Pas romantiser. Pas excuser. Mais nommer, contextualiser, et finalement, briser le cycle. Pour ma petite sœur. Pour toutes celles qui viennent après. L'ouvrage sortira en mars 2026 et il sera disponible chez Mindset Editions (https://mindset-editions.com/)

Comment percevez-vous l'évolution de l'intérêt pour l'écriture comme rituel au sein de différentes communautés, et quels changements avez-vous observés ces dernières années ?

Il y a un engouement réel, mais je reste vigilante. Les réseaux sociaux ont popularisé le "spirituel" au point d'en faire une esthétique. On voit fleurir des carnets de "manifestation", des rituels d'écriture vendus comme des techniques de développement personnel.
Ce n'est pas mauvais en soi. Mais il y a une différence entre utiliser l'écriture comme outil de bien-être personnel et s'inscrire dans une transmission ancestrale. L'un est légitime, l'autre demande de l'humilité.
Ce que j'observe de positif, c'est que des communautés afrodescendantes, caribéennes, sud-américaines commencent à réclamer leurs propres récits. Elles ne veulent plus que ce soit des ethnologues blancs qui écrivent leur histoire. Elles prennent la plume.
C'est ce qui m'a poussée à écrire sur les Orishas : proposer un regard de l'intérieur, pas un regard extérieur folklorisant. Mais attention, ce n'est pas parce qu'on est issu d'une culture qu'on en est automatiquement le meilleur porte-parole. Il faut quand même faire le travail.

Selon vous, comment l’importance de l’écriture rituelle pour renouer avec la mémoire des ancêtres pourrait-elle évoluer dans le futur ?

L'écriture a toujours été un acte de résistance. Et je pèse mes mots.
Nous sommes en train de perdre les derniers gardiens des traditions orales. Les yalorișas, les griots, les anciens qui détiennent ces récits dans leur chair – ils partent. Avec eux, des pans entiers de notre histoire disparaissent.
C'est un génocide culturel silencieux. Pas spectaculaire. Juste l'oubli qui avance.
Face à cela, écrire devient militant. Chaque fois que je transcris un chant, que je documente un rituel, je fais un choix politique : je refuse que cette mémoire meure avec ceux qui la portent.
L'oral reste irremplaçable. Mais l'écrit permet de créer des archives vivantes pour ceux qui n'auront peut-être plus accès , aux communautés, aux aînés.
Dans vingt ans, combien de initié·es à l'ancienne resteront ?
L'écriture rituelle, ce n'est pas "raconter de jolies histoires". C'est documenter, archiver, refuser que nos traditions deviennent du folklore déconnecté. C'est aussi s'assurer que nos propres communautés se réapproprient leur histoire.
Alors oui, l'écriture va devenir indispensable. Non pour remplacer l'oral, mais pour le prolonger, le protéger. C'est un acte de survie culturelle et cultuel.

Quel message ou conseil souhaiteriez-vous transmettre à nos lecteurs qui pourraient être intéressés par cette approche de l'écriture rituelle mais qui hésitent à commencer ?

Commencez par votre propre histoire.
Nous sommes tous les ancêtres de demain. Dans cinquante ans, ce que vous vivez aujourd'hui deviendra la mémoire que vos descendants chercheront à reconstituer.
Écrivez. Même maladroitement. Même si vous pensez que votre vie n'est "pas assez intéressante".
Et si vous ne pouvez pas écrire, allez voir vos aînés.
Vos grands-parents. Vos tantes. Les anciens. Posez-leur des questions. Enregistrez-les. Laissez-les raconter.
Si vous ne vous sentez pas capable de retranscrire, faites appel à des biographes, des collecteurs de mémoire. Ils savent créer l'espace pour que la parole se libère.
L'important : ne pas laisser partir ces récits avec ceux qui les portent.
Nous n'avons plus le luxe d'attendre. Chaque jour, des histoires disparaissent.
Vous êtes les ancêtres de demain. Que voulez-vous leur laisser ?

Pour en savoir plus : https://yalorisha.com

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